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31/03/2020
Nous sommes en 2011. Steven Soderbergh continue alors tant bien que mal sa trajectoire éclectique et, il faut le dire, fascinante. Connu pour avoir réalisé aussi bien des films oscarisables (Erin Brockovich et Traffic) que des blockbusters où les stars se bousculent (au hasard, la trilogie Ocean's), le réalisateur ne cesse de surprendre en variant les genres, l'ambition et surtout le style. Pour preuve ? Ses deux derniers films d'alors sont Girlfriend Experience (2008) - petit long-métrage tourné en 16 jours avec une caméra «bon marché» (dixit Wikipédia) dont le personnage principal est interprété par l'actrice pornographique Sasha Grey - et The informant! (2009), au budget plus confortable de 22 millions et dont la présence au casting de la star Matt Damon assure une visibilité tout-à-fait correcte.
Se pose alors la question de l'après. Soderbergh se voit soumettre un scénario écrit par son comparse Scott Z Burns, déjà derrière le script de The informant!, sur une pandémie mondiale dévastatrice. Le sujet a déjà été traité, certes, mais généralement à plus petite échelle (comme dans Alerte ! de Wolfgang Petersen) et rarement avec autant de réalisme. Il n'en faut pas plus pour susciter l'intérêt de Soderbergh, et il n'en faut manifestement pas plus non plus pour que la Warner l'accompagne. Le film se voit alloué d'un budget de plus de 60 millions de dollars, soit le plus élevé que Soderbergh ait eu depuis la trilogie Ocean's (!). En prime, le réalisateur se paie une pléiade de stars dans les rôles principaux: Matt Damon (encore lui), Marion Cotillard, Gwyneth Paltrow, Kate Winslet, Laurence Fishburne et Jude Law, pour ne citer qu'eux. De quoi vendre un film prestigieux et s'attirer un joli succès.
Affiche officielle (© Warner Bros France)
Pourtant, et malgré une promotion efficace qui mise tout sur le côté anxiogène de l'intrigue, Contagion n'intéresse pas vraiment lorsqu'il sort. Pas de quoi parler de flop non plus: le film rapporte 136 millions de dollars au box-office mondial, soit de quoi renflouer ses frais mais sans gloire à l'arrivée.
Plutôt étonnant, dans la mesure où les critiques sont globalement positives et où certaines stars comme Marion Cotillard et Matt Damon sont au sommet de leur aspect bankable (Cotillard venait d'exploser à Hollywood avec Public Enemies et Inception tandis que la trilogie Jason Bourne avait assuré une popularité durable à Damon). Bref, l'histoire s'arrête là et le film ne marque pas plus que ça les esprits, la faute peut-être à une rigueur trop clinique qui empêche tout attachement émotionnel. C'est bien mais sans plus. On passera à autre chose, et Soderbergh le premier, vu qu'il a ensuite enchaîné 7 films (le 8ème étant déjà en préparation).
Fin de l'histoire...vraiment ?
Vous n'y avez pas échappé - et à vrai dire, on voit difficilement comment - mais ce spectaculaire début d'année 2020 a vu l'éclosion d'une pandémie qui se diffuse à une vitesse quelque peu exponentielle. La situation se dégradant rapidement, d'abord en Chine puis dans le reste du monde, il n'en faut étrangement pas plus pour que le film ressorte des limbes de l'oubli. Ainsi, février 2020 a vu Contagion devenir l'un des films les plus téléchargés de la plate-forme iTunes aux côtés du tout frais Joker (quand même !). A cela s'ajoutent les chiffres très élevés, et cette fois-ci moins officiels, des téléchargements illégaux à partir de fin janvier. Effet boule de neige oblige, le film devient aussi l'un des plus recherchés sur Google, sans compter les remous provoqués par sa disparition sur Netflix le 15 février pour cause contractuelle. Car oui, au moment même où le film commençait à susciter un véritable intérêt général, il a disparu de la plus grande plate-forme de streaming au monde...vous avez dit ironique ?
L'auteur de ses lignes a également eu la surprise de voir apparaître la bande-originale du film dans ses recommandations Youtube. Certains des commentaires valent leur pesant d'or: on peut notamment lire «This is now the official world soundtrack»...ambiance.
C'est un fait, Contagion devient soudainement populaire près de dix ans après sa sortie, et la raison en est évidente. Le long-métrage de Soderbergh, qui n'était avant qu'un vague film d'anticipation imaginant le pire pour alimenter sa structure dramatique, devient tout à coup très crédible. Comme beaucoup d'autres œuvres avant elle, Contagion résonne tout simplement avec l'actualité de manière très forte. Et Soderbergh gagne un peu malgré lui le statut de « visionnaire » que lui attribuent certains médias. Et il est vrai que...
© Warner Bros France
Mais de quoi parle précisément Contagion, au fait ?
Le film commence avec le retour au pays de Beth Emhoff (Gwyneth Paltrow) après un voyage d'affaires à Hong-Kong. Problème: elle a contracté un virus qui provoque son décès brutal au bout de quelques heures, faisant d'elle le « patient zéro » de la catastrophe à venir. Il faut dire que la multiplication des décès similaires au bout de quelques jours laisse à craindre le pire, et l'épidémie se propage effectivement à grande vitesse partout dans le monde. Le film s'efforce alors de suivre plusieurs personnalités dans une structure chorale visant à multiplier les points de vue sur le désastre en cours. Tandis que la communauté médicale s'efforce de trouver un vaccin, la population sombre quant à elle dans la panique et provoque le chaos. Soderbergh en profite pour montrer que les opportunistes ne sont jamais très loin, comme ce fauteur de trouble incarné par Jude Law qui accentue la peur et la paranoïa en criant au complot du gouvernement.
Tout cela vous paraît déjà très familier en vue du contexte actuel ? Attendez la suite.
On finit par apprendre dans le film que le virus s'est répandu depuis la Chine et qu'il vient...d'une chauve-souris.
Ces similitudes troublantes avec la réalité ne font qu'accentuer les mérites d'un film déjà bien réaliste en son temps. Ce même réalisme est poussé à son paroxysme et participe à rendre le long-métrage particulièrement angoissant. Car on s'y croirait. Et on s'y croirait d'autant plus aujourd'hui avec la situation dramatique du COVID-19. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Scott Z. Burns a déclaré ne pas être surpris le moins du monde des similarités avec son scénario !
Le scénario est, justement, l'une des grandes qualités du film: précis, efficace et documenté. La structure chorale, au demeurant très pertinente, pouvait s'avérer risquée, mais le savoir-faire de Soderbergh en termes de montage et de narration rend le tout extrêmement fluide et agréable à regarder. Pour cause : le film jouit d'un montage assez resserré de 1 heure et 46 minutes. Pas de place aux tergiversations, donc, d'autant plus que les personnages principaux sont nombreux ! Soderbergh va à l'essentiel, peut-être même trop.
Le réalisme froid et clinique domine, jusque dans la photographie très monochrome. C'est probablement ce qui explique en partie la soudaine popularité du long-métrage, tant Contagion est littéralement le petit mode d'emploi de la pandémie illustré. La narration, très didactique, nous place en situation d'urgence et privilégie le factuel tout en ne nous épargnant pas quelques frayeurs. Qu'on ne s'y méprenne pas: malgré son air froid, Contagion est un film très politique qui dénonce habilement les limites de la mondialisation (que certains ne se privent d'ailleurs pas de dénoncer dans la crise que nous vivons en ce moment). Le constat que fait Soderbergh est à vrai dire très simple: si la situation se dégrade à une vitesse aussi dramatique, c'est parce que nous vivons dans un monde ultra connecté qui accélère la catastrophe. Le spectateur assiste impuissant à la propagation du virus, à la panique générale qu'elle entraîne, et surtout à l'effondrement progressif des fondements de la société. En nous montrant tout cela, Soderbergh nous pose une question tout bonnement passionnante : qu'y a t-il de plus dangereux entre un virus et la panique sociale qu'il entraîne ? Le réalisateur a l'intelligence de ne pas trancher (qui le pourrait ?), mais ce qu'il montre fait en tout cas froid dans le dos. Chacune des réactions des personnages est crédible, faisant d'ailleurs écho à la nôtre. Oui, on s'y croirait. Aucun des personnages, et surtout pas les stars, n'est épargné par le virus. Chacun devient un contaminateur potentiel. S'éloigner des autres devient vital. Lavez-vous les mains, qu'on vous dit !
© Warner Bros France
La partition électronique et anxiogène de Cliff Martinez apporte beaucoup à l'ambiance. Quelques personnages sortent tout de même du lot dans cet immense fatras, comme le docteur Erin Mears (Kate Winslet), d'un courage admirable et d'une détermination inébranlable. Elle apporte les informations les plus essentielles sur la transmission de la maladie, et son caractère attachant rend le métrage plaisant à suivre.
Au fond, ce qui empêche Contagion de faire partie des grands films (et ce qui l'a sûrement empêché de marquer les esprits en 2011), c'est son parti-pris froid et concis qui lui donne ironiquement un caractère purement anecdotique. Ce n'est pas inhabituel chez Soderbergh : c'est du très bon boulot, à la fois bien exécuté et toujours respectueux de son public, mais il manque un truc. L'émotion prend parfois quand certains personnages connaissent un destin tragique, mais on s'attendait globalement à être un peu plus impliqué émotionnellement. Disons qu'on est effrayé car on a le réflexe de projeter le récit dans la réalité, mais ça s'arrête là. Le fait que la plupart des arcs narratifs ne connaissent même pas de fin n'aide pas et donne un arrière-goût d'inachevé. On a par exemple une bien désagréable impression quand le personnage de Cotillard, pourtant plutôt attachant, est littéralement laissé à l'abandon à la fin du film !
Il n'empêche...c'est un film intéressant en bien des points quant à notre rapport avec la fiction. Son hyper-réalisme nous questionne: regarde-t-on Contagion pour se donner quelques frissons, un peu comme si on regardait un film d'horreur, ou au contraire pour se rassurer et prendre du recul en se disant que ça peut difficilement être aussi catastrophique dans la réalité ? Probablement un peu des deux.
Car l’ambiguïté est prégnante.
Se réfugier dans la fiction, c'est autant chercher une échappatoire à la réalité que de chercher justement à trouver quelque chose qui reflète notre réalité. Contagion est à la frontière de ces deux prismes : ni trop farfelu, ni trop réaliste. Il représente, comme toute bonne œuvre de fiction, ce qui se passerait si une situation pareille devenait vraiment problématique.
© Warner Bros France
Or, la situation d'en ce moment est problématique. Peut-être pas autant que dans le film, mais elle est quoi qu'on en dise amplement préoccupante. C'est largement suffisant pour qu'un petit film stressant devienne le miroir de notre réalité. Encore neuf ans après, l'efficacité de Soderbergh fait des ravages et nous scotche à notre siège. Peu importe que son parti pris soit aussi sa limite : Soderbergh a l'intelligence et la lucidité de regarder le monde en face. Jamais pompeux, et toujours d'une rigueur qui force le respect, il opère une description terriblement crédible de ce à quoi pourrait ressembler l'apocalypse en ce XXIème siècle surconnecté.
Visionnaire, donc ? Contrairement au scénariste Scott Z Burns, l'intéressé ne s'est étrangement jamais prononcé sur la situation actuelle. Cela n’empêche pas que Contagion s'impose dorénavant comme l'un des piliers tardifs et inattendus de sa déjà vaste filmographie. Voilà, peut-être, l'une des leçons à retenir du chamboulement actuel que connaît le monde de l'art : la porosité entre le cinéma et la fiction peut réserver bien des surprises. Le sort d'un film n'est jamais réglé définitivement, et la réhabilitation collective de Contagion en est la preuve. Soderbergh doit peut-être en sourire en ce moment-même...à moins qu'il ne s'en inquiète et qu'il souhaite au contraire ne plus jamais prédire une situation pareille.
De quoi donner un sens rétrospectif surprenant à certaines lignes écrites en 2011. Thomas Sotinel avait par exemple écrit le 8 septembre de cette année-là une critique du film pour Le Monde. Le début de son article a le mérite de paraître hallucinant en ce début d'année 2020 (fautes comprises):
« Il y a dix ans, Steven Soderbergh a réalisé Trafic, une fresque dont le motif était la propagation du trafic de stupéfiants en Amérique (le continent). Dix ans plus tard, la fiction apocalyptique de Trafic est dépassée par la réalité, comme le prouve la lecture des nouvelles en provenance du Mexique et du sud-ouest des États-Unis.
En sortant de la projection de Contagion, on espère vivement que le don prophétique de Soderbergh n'est plus ce qu'il était. Sinon, dans dix ans, un grand nombre d'entre nous ne seront plus là pour déterminer si ce scénario disait vrai. »
Quasiment 10 ans et une pandémie plus tard, on en viendrait presque à espérer que Soderbergh ne se risque plus à anticiper l'avenir du monde...
Anthony Coindeau
Contagion de Steven Soderbergh, avec Matt Damon, Marion Cotillard, Laurence Fishburne, Kate Winslet, Jude Law et Gwyneth Paltrow. 1h46. Sortie le 9 novembre 2011.
29/12/2019
Hervé Guibert est mort du sida : malade, il préférait écrire que prendre ses médicaments. L’écriture et la fiction étaient une meilleure manière pour lui de sauver sa vie. Il détourna cette citation d’un aphorisme de René Char, qui prétendait « faire de l’art avant la mort ». Char, poète et résistant, qui écrivit Fureur et Mystère au moment où ses camarades de lutte disparaissaient dans le maquis – faire de l’art avant de disparaître comme pour laisser des traces existentielles et les faire rester, pour que demeurent les esprits de ses compagnons.
« La trace qui reste » semble une définition opérante, si ce n’est satisfaisante du cinéma. Cet art trouve sa spécificité face aux autres dans le mouvement - l’opposant à la photographie. Le mouvement, comme le montrait Roland Barthes dans La Chambre claire, c’est la preuve que ça existe encore au moment même où ça n’existe plus – le « sunctum » de Barthes, dérivation du « punctum » au paragraphe trente-neuf. Un film, c’est une manière grossissante, déformante de montrer une unité de temps tout à fait bigarrée : lorsque je regarde un film, j’ai l’impression que c’est devant moi, que ça vit comme je sais que ce n’est qu’un leurre. Découvrir un film de moi enfant, c’est prendre conscience de ce que j’ai été, le voir là, dans la télévision, devant moi et voir que ce moi n’existe plus tout à fait car j’ai grandi, car je suis un autre. Ainsi ce petit paragraphe oiseux pour dire une chose simple : le cinéma peut devenir pour certains une machine à produire de la nostalgie, définie comme la conscience d’un passé qui était là et qui n’est plus là. Ce n’est pas une mélancolie positive ; c’est une passion triste.
Nostalgie serait sans doute le terme le plus à même de décrire la fin d’une décennie, lorsqu’on doit regarder en arrière pour faire des classements, des tops, des bilans de ce vers quoi on a dévié, ce que l’on a réussi et ce que l’on a manqué. Mais ce concept semble également intéressant pour définir la décennie 2010 : de la nostalgie qui coule, de partout, jusqu’à devenir une des formes de notre cinéma contemporain. Ainsi décrit, le cinéma n’a plus la fonction charienne de faire de l’art avant la mort, faire un film pour lutter contre la mort, contre la finalité, afin de laisser des traces. Durant la décennie, les réalisateurs, studios, producteurs et acteurs ont fait des films en même temps que la mort, non plus au sens de Guibert, qui prétendait lutter contre elle, mais cette fois-ci avec la mort, comme pour enterrer notre cinéma au point de le rendre mortel et mythique.
Ce qui paraît être le point saillant de l’époque, ce n’est plus le progressisme, l’avenir, le futur qui chante, comme au temps des technologies bondissantes et des avancées massives du cinéma. On se souvient des années 1980 ou encore des années 2000, où respectivement les effets spéciaux et le numérique changeaient le langage du cinéma, accroissant inexorablement l’essor des studios et des ventes ; la 3D, l’Imax, la Dolby technologie, etc... Paradoxalement, ces avancées techniques n’ont pas ré-enchanté le cinéma ; au contraire, la décennie aura été marqué par un retour du passé, signifiant le désir d’arrêter ces avancées nouvelles. La mythique série Star Wars en est un exemple probant : contre la pré-logie numérique et techniquement époustouflante de George Lucas – aujourd’hui atrocement vieillie-, J. J. Abrams a préféré pour la post-logie un retour en arrière, avec des marionnettes et autres effets désuets qui constituent l’identité des premiers films de la saga. Face aux avancées du « progrès » technique, on assiste à un repli tout à fait significatif vers ce que nous avons connu, ce qui nous rassure, nous protège et ce qui nous rappelle le bon vieux temps.
La liste des retours est longue et commencerait avec une longue suite de « remakes », de suites en tout genre, qui écrivent des mythologies autour d’objets de fiction élaborés dans le passé. L’arrivée massive des films de la franchise Star Wars et sa trilogie « nostalgieuse » depuis 2015 - trois films dont la fonction principale consista à créer une mythologie autour de la famille Skywalker. Le retour du Seigneur des Anneaux avec Bilbo le Hobbit en 2012. L’apparition de dizaine de long-métrages Walt Disney en tournage réel – on retiendra sans doute ceux de Tim Burton, Alice au pays des merveilles et Dumbo, plus récemment. Le retour de Godzilla avec deux films indigestes. Toy Story 4 et Toy Story 3. Les Visiteurs 3, le duo Blier-Depardieu plus récemment sur un autre registre, entre autres.
Il faut également noter des retours plus réussis, tout autant empreints de nostalgie : le come-back de Martin Scorsese avec Robert de Niro en 2019 dans The Irishman, film qui n’est rien d’autre qu’un sublime testament sur ce qui a été et ce qui ne sera plus jamais, lisible à travers les marques numériques sur le visage de son acteur fétiche. L’ombre de Jean-Luc Godard à travers deux films crépusculaires, Adieu au langage et Le livre d’image, qu’on serait tenté de renommer « Le bon vieux livre d’image » - encore deux films qui marquent l’adieu à une période désormais si lointaine, connue dans les années 1960, auprès d’Anna Karina, décédée récemment. Le Douleur et Gloire nostalgique de Pedro Almodóvar. Le retour de Twin Peaks en 2017. Le troisième montage, plus digeste, proposé par Francis Ford Coppola de son film culte Apocalypse Now : Final Cut. Le retour au festival de Cannes de Georges Miller avec Mad Max : Fury Road et celui de Ridley Scott avec Blade Runner 2049 comme celui de sa pré-logie aux Alien avec Prometheus. Bref, le cinéma n’invente plus rien, surtout lorsqu’on s’intéresse aux classements proposés par les différents confrères : Mad Max, Blade Runner 2049 et The Irishman sont souvent cités parmi les meilleurs films de la décennie, donnant une curieuse musique de « déjà vu ».
L’époque a donc fait une place à une nostalgie néo-romantique. Loin de la production du deuxième vingtième-siècle, qui a vu l’invention de quelques-unes de nos plus belles mythologies – ou est-ce sans doute la vision d’un jeune homme déjà stupidement vieux-, la décennie 2010 a été à l’image de nos sociétés occidentales, fermées au présent et répondant par la nécessité du repli sur soi autour d’un passé réconfortant ; ne plus inventer mais au contraire, consolider les bases mythiques qui nous ont constitués, transformant la peur de l’autre en une peur toute différente, la peur de nos propres imaginaires et de ce que nous pourrions devenir. C’est aussi et encore la preuve de la perte de vitesse des grandes productions, qui ne veulent presque plus prendre de risques financiers : Marvel sort en boucle des long-métrages calibrés et attendus, et la comédie française ne sait plus quoi inventer pour faire de l’argent – on notera les écarts judicieux de La fille du quatorze Juillet d’Antonin Peretjatko, la série P’tit Quinquin de Bruno Dumont et Réalité de Quentin Dupieux, lorgnant du côté de l’absurde et du quotidien burlesque. Que Scorsese ne trouve plus de financements pour son dernier film, comme Bertrand Tavernier, sont également de nouveaux problèmes : vouloir enterrer le passé comme ne plus l’accompagner, maigre paradoxe qui fonde l’époque.
Je préfère faire de l’art en même temps que la mort. Certes, le propos d’Hervé Guibert est d’une autre sorte, d’une autre époque et d’une autre gravité situationnelle. Mais l’époque, elle aussi, est malade. Comme pour sortir de sa léthargie, elle appelle les morts de nos mythologies cinématographiques pour venir habiter le monde du réel : le cinéma devient un sédatif PC. Le réalisateur le plus lucide semblait donc être paradoxalement le plus vieux, Jean-Luc Godard, qui prédisait à l’avènement du millénaire la fin du cinéma car remplacé par l’appât du gain, le profit et l’argent. « Le vieux con ! » crient-ils en cœur.
Ils ont aussi raison car la décennie a également vu l’apparition de nouveaux metteurs en scènes, de nouvelles voix sensibles et féroces : Xavier Dolan, Bertrand Mandico, Bong Joon-ho et des retours et prolongements tout à fait enthousiasmants : Lars Von Trier (Melancholia, Nymphomaniac I et II, The House That Jack Built), Paul Verhoeven (Elle), Terrence Malick (The Tree of Life), Leos Carax (Holy Motors), Nani Morreti (Mia Madre, Habemus Papam), Ladj Ly (Les Misérables), Romain Gavras (Le Monde est à toi).
Il y eut des éclats et des moments d’apogée, que je cite en vrac et sans rigueur : les films de Christopher Nolan, ceux de James Gray, de Jacques Audiard, d’Alfonso Cuarón, de Quentin Tarantino, de Nicolas Winding Refn, de Damien Chazelle, de Fincher, de Wes Anderson, d’Alejandro González Iñárritu, de Jeff Nichols, de Paolo Sorrentino. En vrac et sans rigueur : Once Upon a Time… in Hollywood, Drive – et qui n’a pas vu cette affiche chez un ami ? – , La La Land, The Grand Budapest Hotel, Parasite, Inception, Premier Contact, La Vie d’Adèle vol. 1 et 2, La Grande Bellezza, The Revenant, Joker, Under The Skin, Phantom Phread, Climax, Les Bien-Aimés.
Terminer sur une longue liste indigeste de films comme pour noyer la génération. Triste et merveilleux naufrage. Nous ne sommes pas fous et savons que cet exercice de style est vain : on n’écrit pas sur sa génération, encore moins lorsqu’elle n’est pas encore terminée. Mais le faire aura au moins eu un intérêt majeur : être déjà nostalgique des années 2010.
Benjamin Armand
29/11/2019
Le corps d’Adèle Haenel est un combat de réflexions, réflexions qui parcourent le vingt-et-unième siècle depuis qu’il existe. À travers sa filmographie d'une décennie, on retrouve dans son jeu de nombreuses réflexions modernes, audacieuses et justes, montrant ainsi qu'un nouvel espace est possible pour le corps féminin ; accessible et décisif.
Dans Le Daim [1], éclatant dernier film du réalisateur français Quentin Dupieux, Adèle Haenel joue le personnage d’une jeune barmaid, au sein du café d’un petit village isolé de montagne. Voulant devenir réalisatrice, elle va faire une rencontre miraculeuse : le personnage de Jean Dujardin, qui n’est d’autre qu’un fou, isolé là pour dire adieu à son ancienne vie et laisser libre cours à toute une série de méfaits ignobles – des meurtres, en somme. Adèle va devenir avec lui apprentie réalisatrice et accepter de monter des films tournés par Jean Dujardin : vidéos de meurtres horribles pour la plupart. Face au corps déchiré, mutilé, broyé des jeunes hommes tués par l’acteur garçon, le corps féminin va lui faire de ces faits factuels des faits fictionnels : avec son personnage, Adèle Haenel ringardise la position de Jean Dujardin puisqu’elle montre au spectateur qu’elle a le contrôle des autres acteurs, des autres corps tandis que Dujardin n’est autre que l’acteur, c’est-à-dire au sens formel de « cause d’un acte », actes mortels puisqu’ils provoquent la mort des passants et des habitants. Adèle Haenel ne dit rien d’autre que la préservation de son propre corps, la liberté de son intelligence face aux autres, tous manipulés ou tués. Elle sera d’ailleurs la seule, la monteuse des films, à survivre, là où les autres personnages meurent ou disparaissent. Dans ce premier temps, Adèle Haenel impose donc un jeu qui montre le corps féminin comme un corps neutre, tout-puissant, étranger à la nature et aux lois du cinéma, du monde.
1. Le corps d’Adèle Haenel est un corps neutre et tout-puissant.
Dans le dernier film de Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu [2], le corps d’Adèle Haenel relève d’une autre réflexion, qui concerne cette fois-ci les actuelles recherches autour des questions queer. Face B d’un film trop masculin dans sa conception, La Vie d’Adèle, Portrait de la jeune fille en feu réussit à montrer la création artistique, le désir féminin, grâce à ce qu’incarne le corps d’Adèle Haenel. Désormais, elle est modèle pour une peintre, également aristocrate et isolée au sein du microcosme d’une île : toutes les facettes sont réunies pour faire d’elle un double-objet. Objet fictionnel, puisqu’elle est l’objet de recherche de la réalisatrice et objet artistique, au sens où elle est l’objet du sujet qu’incarne la jeune peintre dans le film. Pourtant, il n’en est rien : c’est son corps qui anime le désir chez la jeune peintre, mettant à mal son projet de représentation ; c’est son corps déchargé de ses vêtements qui entraîne l’action ; c’est son corps qui manque de prendre feu, et avec elle, l’image même du désir. Le corps n’est donc plus pensé ici comme le moteur de l’action, mais comme le foyer d’un double espace, celui du désir et du pouvoir. En fait, être Adèle Haenel dans ce film, c’est dire que le corps est un espace politique mais qu’il peut être renversé, c’est dire que le corps peut-être un sujet de désir, de passion, d’amour mais qu’il peut être contrôlé. On lit en réalité toute une contre-histoire de la féminité dans ce jeu : il n’importe plus d’être une femme ou un homme, mais bien plus compte la manière dont on incarne son propre corps, dont on comprend sa signification, ce qu’il coûte d’être une femme, d’être le sujet d’un désir, d’une représentation. C’est magnifique et troublant de justesse, lorsque la flamme faille de détruire son corps, comme une tentative de la nature d’éradiquer ce qui nait sous nos yeux, la possibilité qu’existe un corps, qui n’est plus féminin ou masculin, mais libre, décidé par le sujet de l’actrice.
2. Le corps d’Adèle Haenel est un corps conscient de son pouvoir politique et sexuelle ; elle en fait un espace de liberté et d’action.
Dans 120 battements par minute [3], c’est du corps malade dont il est question, le corps des séropositifs, des autres qui ne reviendront pas de la maladie, de ceux qui sont morts, comme celui du personnage principal, corps vide qui reste sur le lit, chez sa mère. Ce qui est questionnable, c’est la légitimité du corps féminin dans une histoire qui s’est majoritairement construite autour des corps masculins, du moins dans les imaginaires collectifs : le corps atteint du SIDA, c’est celui de Freddy Mercurie, jamais celui des lesbiennes. Accepter le corps féminin comme une des composantes majeures du film 120 battements, c’est dire que le corps malade est lui aussi questionnable, que la bataille du genre se renverse également dans l’autre camp, qu’il faut une composante féminine pour questionner la part malade des corps. En ce sens, Adèle Haenel a également montré la nécessité du corps de la femme comme espace neutre face à la maladie : montrer ses seins fait rageusement sens pour parler de la maladie et du VIH.
3. Le corps d’Adèle Haenel est un corps conscient de ses propres limites, de la maladie des époques, malgré les histoires des hommes – dans ce cas, homosexuels.
Dans En liberté ! [4], comédie de Pierre Salvadori, elle incarne une policière, à côté du corps absent du mari, fantôme perdu qui hante les histoires de son jeune enfant. Encore une fois – une dernière fois, elle prend la place de l’histoire qu’avait occupé le corps des hommes dans l’imaginaire cinématographique : elle n’est pas une mère, elle est une femme ; elle n’est pas une femme, elle est un personnage ; elle n’est pas un personnage, elle est un possible.
Finalement, le corps d’Adèle Haenel représente l’époque sous toutes ses formes : une zone non-sexuée, non-genrée, au service des histoires mais pouvant les renverser, occupant tous les imaginaires, tous les possibles autrefois pensés par et pour les hommes. Depuis dix ans, elle participe – avec d’autres, à l’élaboration d’une nouvelle manière de voir les femmes, de regarder leurs corps, de le penser ; qu’ils s’agisse du corps-désir, du corps politique ou du corps-pouvoir. Son corps n’a jamais été une question, comme le prétendait bêtement le titre de cet article : il est une solution.